Chapitre 21 : Tayo

Extrait de Karin Speedy, Foundations, Lower Hutt, 2022, pp. 78-83, ISBN : 9780473636890

« Parlez-vous tayo ? Connaissez-vous la langue créole qui se parle ici, le tayo ? Oui, le tayo, la langue des Saint-Louis. »

***

L’une des choses que je voulais absolument faire lors de mon premier voyage en Nouvelle-Calédonie était de rencontrer quelqu’un qui parlait tayo. Chris Corne (mon professeur à l’Université d’Auckland et mon directeur de recherche) travaillait sur plusieurs articles dans lesquels il analysait cette langue. Il utilisait comme exemples des phrases en tayo dans ses cours sur les langues créoles aussi. Il avait publié son premier article sur le tayo en 1989 et même si je faisais mes recherches sur le créole louisianais, j’avais très envie d’entendre ce que cela donnerait dans la vraie vie… Comme c’était chouette qu’il y ait une langue créole à la base lexicale française qui se parlait dans notre partie du monde ! Cependant, quand je demandais aux gens s’ils connaissaient le tayo, mes questions provoquaient des regards perplexes. Il me semblait que personne à Nouméa n’avait la moindre idée de ce que c’était cette langue. « Qu’est-ce que c’est ? » « C’est une langue kanak ? » « Le tayo ? Non, je n’en ai jamais entendu parler. » « Quoi ? Non, nous parlons français ici, nous ne sommes pas des Antillais ! » …

Un jour, alors que nous, Leilani et moi, étions en ville, nous sommes détachées du reste des étudiants et avons décidé de boire un verre et de nous reposer sur la Place des Cocotiers. Cette grande place au centre de Nouméa est un espace vert bienvenu au milieu des rues et des bâtiments de la ville. Il s’agit bien sûr d’un artefact colonial, datant de l’époque où les militaires étaient plus nombreux que les colons à Port de France, le nom initial de Nouméa. Les soldats français y ont planté des cocotiers et, tout naturellement, les gens ont commencé à l’appeler « la Place des Cocotiers ». Le nom est resté. Au cours des décennies suivantes, le terrain a été transformé en un jardin public ordonné avec son étang, sa fontaine, ses statues d’hommes blancs, sa rotonde de l’orchestre et ses allées sculptées. Les colons faisaient ici ce que les colons font partout : transposer une scène familière de « chez eux » dans les étendues « sauvages » de la colonie, désindigéniser le paysage, le revendiquer comme leur propriété. Un petit bout de Paris dans le Pacifique.

Pire pour les Kanak, l’une des statues de la Place des Cocotiers est celle de Jean-Baptiste Léon Olry, le gouverneur le plus connu pour avoir maté la « révolte » kanak de 1878. Pour les colons, il était un héros, loué pour avoir sauvé les colonisateurs et Nouméa des « féroces » Kanaks. Les Kanak, eux, se souviennent de ses violentes représailles qui ont fait 1200 Kanak massacrés contre 200 morts du côté des colons. L’administration locale offre une prime de cinq francs pour une paire d’oreilles coupées, plus pour une tête de rebelle. Aux côtés des colonisateurs, des militaires français et des colons, se battent des colonisés. Il y a des Kanak « amis » ou « pacifiés » qui se sont alliés aux Français, des prisonniers criminels et politiques, dont les Communards révolutionnaires (à l’exception notable de Louise Michel) et des Algériens déportés pour leur rôle dans la révolte de Kabylie – une insurrection anticoloniale contre la perte de terres, de pouvoir et d’autonomie. Les Français ont utilisé des réserves en Algérie avant d’appliquer la même politique aux terres de la population autochtone de Nouvelle-Calédonie. L’occupation de l’Algérie a été assimilée à un génocide, avec un grand nombre de morts indigènes. Pourtant, malgré une tyrannie coloniale similaire, les Kabyles se sont rangés du côté des Français. La liberté était une grande source de motivation. Ou peut-être qu’ils n’avaient pas trop le choix.

Furieux du vol de leurs terres et du cantonnement forcé des Kanak dans des réserves situées sur des sols arides et infertiles, le grand chef Ataï s’opposa au gouverneur en vidant deux sacs à ses pieds. L’un était rempli de terre, l’autre de pierres. « Voilà ce que nous avions. Voilà ce que tu nous laisses », dit-il. Ataï dirigea la rébellion depuis La Foa. Il est tué au cours des combats et sa tête et ses mains sont coupées, placées dans un bocal de formaldéhyde et expédiées à la Société d’anthropologie du musée de l’Homme à Paris. Il sera étudié et mesuré, comme les restes de tant d’autres indigènes ou « sauvages », dans tant d’autres musées à travers l’Europe, dans le but de prouver scientifiquement l’infériorité des races non blanches. Alors que des parties du corps d’Ataï ont été conservées à Paris jusqu’en 2014, son visage est devenu un emblème de la résistance, de l’indépendance, de la Kanaky, ornant des t-shirts, des drapeaux et des vestes en jean.

« Regarde là-bas, on dirait une sorte de manifestation », dis-je à Leilani. Nous avons observé un groupe composé essentiellement de Kanak et de quelques Wallisiens marcher sur la place. Nous étions en train de prendre le soleil près de la rotonde de l’orchestre, en sirotant de l’Orangina dans de petites bouteilles en verre que nous avions achetées dans un magasin de l’autre côté de la rue. Le groupe avait des banderoles et lançait des appels que nous ne pouvions pas vraiment entendre. Ils se sont dirigés vers l’ombre et se sont arrêtés. Les gens s’agitaient autour d’eux et le groupe parlait à la foule. « On va voir de quoi il s’agit ? » Nous avons mis nos bouteilles dans la poubelle et nous nous sommes dirigées vers le bruit.

De 1863, date à laquelle le gouverneur Guillain a interdit l’utilisation des langues kanak dans les écoles, jusqu’en 1985, date à laquelle Jean-Marie Tjibaou et le FLNKS ont créé les éphémères écoles populaires kanak, le français était la seule langue autorisée à être enseignée dans les écoles. D’après les quelques bribes de conversation que j’ai pu saisir à l’approche du groupe, j’ai pensé qu’ils plaidaient pour l’utilisation des langues kanak dans les écoles. Bien que nous en ayons discuté plus tard, ce n’était pas l’objectif de la manifestation. Et il s’est avéré qu’il ne s’agissait pas du tout d’une manifestation. Il s’agissait plutôt d’un rassemblement de soutien aux victimes de la série de cyclones tropicaux qui ont frappé le Vanuatu et causé d’importants dégâts. Le groupe collectait des livres pour les envoyer aux écoles qui avaient été détruites et avaient perdu une grande partie de leur matériel pédagogique.

Nous avons commencé à discuter avec l’un des chefs du groupe. Il nous a dit qu’il s’appelait Yata. Plus tard, en réfléchissant, je me suis rendu compte que Yata était Ataï à l’envers. Est-ce que c’était son vrai prénom ? Je lui ai demandé s’il connaissait le tayo. J’ai été surprise quand il m’a dit que oui. Il ne le parlait pas mais il avait des amis de Saint-Louis et il les avait entendu parler tayo entre eux. « Mais c’est pas vraiment du français et c’est pas une langue kanak non plus », m’a-t-il dit. « Oui, en effet, c’est une langue créole », lui ai-je répondu. Il a réfléchi pendant un moment. « On ne le voit pas comme une langue ici, on dit que c’est du mauvais français, comme si les Saint-Louis ne savaient pas parler le français correctement. Parfois les Saint-Louis disent que c’est leur patois. En tout cas, c’est leur langue communautaire. C’est marrant, quand tu dis créole, nous pensons tout de suite aux Antilles. »

« Oui, c’est vrai », a ajouté Ioane, l’un des Wallisiens du groupe.

« Ben », ai-je dit, « Saint-Louis était une mission mariste, une réduction, c’est-à-dire un centre agricole, un centre de production et un centre de formation pour les jeunes Kanak. C’était un peu le mariage entre le capitalisme, le colonialisme et la religion. Il y avait des plantations de canne à sucre, une usine sucrière, une rhumerie… et les Kanak qui y vivaient au 19ème siècle venaient de quatre régions différentes de la Grande Terre et parlaient quatre ou cinq langues Kanak. »

« Oui, on dit que Saint-Louis est une tribu mais c’est plutôt une tribu artificielle. Enfin, le concept de la tribu est une construction coloniale de toute façon. Mais je ne savais pas que les Kanak qui était là au début étaient originaires des clans divers. » a ajouté Yata.

« Les Maristes avaient l’intention de convertir les jeunes Kanak et puis de les renvoyer chez eux comme missionnaires, » ai-je continué, « Ils ont pris, voire kidnappés, des enfants et des adolescents et les ont emmenés à la mission. Là, ils les ont isolés de leur famille et d’autres Kanak et les ont fait subir une déculturation intense dans les internats et dans le séminaire. »

« Alors là, c’est vraiment typique. C’est le schéma colonial. C’est ce qu’ils ont fait les Maristes chez nous à Wallis et à Futuna. Ces prêtres ont beaucoup de comptes à nous rendre, n’est-ce pas ? »

« Tout à fait, » j’ai secoué la tête « et les bonnes sœurs qui forçaient les filles de la mission à écrire et à réécrire maintes et maintes fois jusqu’à ce que leur français soit suffisamment bon, suffisamment correct pour satisfaire à l’archevêque. Ça me donne des frissons quand je pense aux châtiments que les Maristes ont infligés aux enfants de la mission. »

Nous sommes restés silencieux pendant quelque temps. Les coups, le traitement cruel, la torture et les morts précoces des jeunes « accueillis » dans les communautés religieuses ne faisaient pas que partie de l’histoire ancienne.

« Les Kanak à Saint-Louis ont dû travailler pour les Maristes dans les champs comme main d’œuvre gratuite – comme des esclaves quoi. Les jeunes Kanak travaillaient avec d’autres personnes que les Maristes avaient engagées à petit prix pour travailler dans leurs plantations et leur usine à sucre. Il y avait des Malabars, des Réunionnais (souvent des Affranchis), des bagnards, et des engagés océaniens, vietnamiens, indonésiens et japonais. Et les enfants Kanak, les enfants volés, garçons pour la plupart, ainsi que les adultes Kanak, avaient été exposés aux variétés du français et aux autres langues, y compris des créoles et des pidgins que parlaient ces employés des Maristes dans les champs. »

« Pour résumer, donc, c’était un endroit vraiment plurilingue. Mais pour nous, les Kanak, ça c’est quelque chose de normal. Nous avons 28 langues différentes. Nous parlons la langue de notre mère, celle de notre père, les langues des clans voisins… et le français ! » a dit Yata.

« Exact. Je pense que ce qui différenciait l’écologie linguistique de Saint-Louis par rapport à celle au sein d’un clan Kanak était la dynamique de pouvoir très inégale. Les Maristes se trouvaient au sommet de la hiérarchie et ont pu par conséquent imposer leur langue et leur culture, bien entendu celles de l’envahisseur colonial, aux jeunes convertis Kanak. De plus, il ne faut pas oublier que c’étaient des gosses et des ados qui ont subi une déchirure violente, ils ont été coupés de leur clan, éloignés de leurs parents et de leurs points de repère. Comme cela, la transmission habituelle de la langue, des connaissances et de la culture de leur clan n’a pas pu se faire. »

« Ces pauvres petits ! Quelle horreur ! » a dit quelqu’un qui nous écoutait.

« Je suis d’accord. À bien des égards, les conditions socio-historiques à Saint-Louis étaient proches de celles que l’on trouvait dans les sociétés esclavagistes aux Antilles et dans l’Océan Indien. Il n’est donc pas étonnant qu’une langue créole s’y soit développée. Les Kanak de Saint-Louis ne sont jamais rentrés dans leurs clans d’origine pour évangéliser leurs confrères. Ils sont plutôt restés autour de la mission, formant un village ou une tribu soi-disant artificielle sur les terres maristes. Dans ce village, ils avaient besoin d’une langue communautaire et le tayo a rempli ce rôle. Cela dit, le tayo n’est pas né subitement parce que les Kanak ne pouvaient pas se communiquer entre eux. Au contraire, la langue se formait bien avant l’arrivée et l’implantation des Maristes et de leurs convertis sur les terres des Kanak du sud. Il y avait du plurilinguisme à Saint-Louis et l’accès au français n’était pas égal – les filles, par exemple, passait plus de temps avec les sœurs missionnaires que les garçons et les adultes qui passaient au moins la moitié de leurs journées dans les champs. Le fait que le tayo – et non pas le français – était devenu la langue des Saint-Louis est, pour moi, un acte de résistance. »

« C’est fascinant tout ça ! Si seulement on nous enseignait ce genre d’histoire à l’école. Putain, ça me rend hors de moi !’ s’est exclamé Ioane.

« C’est quand même bizarre que toi, une néo-zélandaise, qui n’est pas d’ici, une blanche en plus, connaît cette histoire, s’intéresse à cette histoire. C’est cool mais aussi étrange », Maryse, une femme dans le groupe, a remarqué. J’ai ressenti ce qu’elle disait. J’étais un peu mal à l’aise. Je savais que ce n’était pas vraiment ma place, que ce n’était pas à moi de raconter ces histoires. En même temps, il me semblait important de les partager.

« Merde, on est soûlés ici avec l’histoire franco-française, la langue française, la culture française… Ces histoires, nos histoires, on en a besoin d’avantage. On veut les apprendre chez nous » a ajouté Maryse.

« Oui, c’est 100% ça, hein ? … Toi et ta copine, si vous ne faites rien, venez nous rejoindre ce soir. Nous allons boire du kava avec des potes de Tahiti », a dit Yata tandis qu’il rangeait les pancartes. Leilani et moi, nous nous sommes arrangées avec nos nouveaux amis de les rencontrer tout à l’heure à la Place des Cocotiers.

Traduction de l’anglais de Karin Speedy

© Karin Speedy 2024

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